Par Père Zoël Saulnier
Pourquoi inviter un « vieux » comme moi à parler à des gens comme vous, des aîné(e)s, sur l’art de bien vieillir? Voilà la question que je me suis posé au lendemain de l’invitation. Y-a-t-il un art de bien vieillir dans ce monde qui est le nôtre?
Je me suis dit, si ce n’était que pour nous aider à avoir un regard réaliste sur cette situation de vie qui est la nôtre et que personne ne peut empêcher. Bien des gens parfois refusent d’accepter de vieillir, parce que vieillir dans un monde basé sur la productivité, sur la compétitivité, ce n’est pas rentable.
Et pourtant, nous les aîné(e)s, nous sommes un peu la ristourne de notre société. Nous sommes la moisson d’une bonne récolte au cœur de notre peuple. Nous avons beaucoup investi, nous nous sommes engagés et nous devrions être fiers de nos engagements toujours.
Pourtant, il est important de croire dans le rôle social des aîné(e)s malgré les politiques de la mise à l’écart des « vieux » que nous sommes, de cette mise en boîte de ceux et celles qui vivent le vieillissement.
A l’occasion de notre rencontre d’aujourd’hui, nous pouvons affirmer en toute lucidité : on peut être milliardaire, on peut être président du plus grand pays du monde, on peut être ceci ou cela, personne ne peut empêcher le vieillissement. En face d’une réalité qui un jour nous pète dans la face, que faire? Nous savons que les choses évidentes sont les choses les plus difficiles à vivre, ou à accepter.
Qu’allons-nous faire?
Un confrère l’autre jour me disait, me connaissant et connaissant mon entourage : « il y a beaucoup de chaises vides autour de toi! » Il confirmait dans sa sagesse ce que je constate et que parfois, je refuse de voir ou d’accepter.
Une première réaction en face du vieillissement qui est plus qu’évident, c’est le déni. Nous sommes dans une société de déni, une société du mythe californien de l’éternelle jeunesse. Le déni me fait vivre dans l’illusion, dans le refus d’un regard lucide de ce que je suis vraiment. Souvent j’entends des gens me dire à l’occasion de mes quatre-vingts ans, ce n’est qu’un chiffre. Derrière cette réflexion, il y a une réalité que j’appelle le déni.
Quant à moi, c’est plus qu’un chiffre. C’est la démonstration évidente que le temps passe, que je n’ai pas la gestion du temps et que la machine qui est mon corps, cette machine est en marche et donne des signes d’usure, de fatigue. Une réalité que je dois affronter chaque jour et que j’ose affirmer, c’est la même chose pour vous.
Il faut arrêter de se servir des slogans à la mode pour mieux cacher la réalité. En acceptant de vieillir, je suis invité à passer de l’illusion à la réalité et à me vivre dans la pleine acceptation de cette réalité comme je l’ai fait pour tous les âges de la vie. Nous avons passé de l’enfance à l’adolescence, de l’adolescence à l’âge adulte, enfin comme on l’affirme dans un langage poétique pour dorer la pilule : je suis à l’automne de la vie.
Au lieu de jouer à la jeunesse éternelle, un rêve inventé de toute pièce, si bien vieillir pour moi était d’accepter de prendre le temps de vivre, ce que je n’ai pas eu le temps de faire vraiment parce que bousculé par un horaire, par un programme, par un patron, par mon « boss ».
Un jour, un grand papa invite son petit-fils à venir passer du temps avec lui. Avec leur lunch, le petit-fils et le grand papa s’en allèrent ensemble au bout du quai et ils ont passé une partie de la journée à flâner, à regarder, à rire ensemble, à rencontrer des gens en toute liberté. Quand le petit-fils rentra chez lui, son père et sa mère, lui demandèrent : «Qu’as-tu fait avec papi?» Le petit-fils avec un sourire sur un visage d’enfant comblé a répondu : «Nous avons regardé la mer. C’était beau, c’était le fun! C’était cool!» Deux regards qui sont identiques à différents moments d’une vie. Les parents ont haussé les épaules en se demandant, quelle pilule, le papi avait donné à l’enfant.
Dans la réponse du petit-fils, ils ont compris que vieillir, c’est cesser de se donner de l’importance à partir d’un moule social imposé, c’est sortir de l’illusion, c’est prendre le temps de vivre cet accord enfantin avec la vie en humant le parfum d’une fleur, en goûtant le temps et les choses autour de nous, dans leurs profondeurs. Une conversion en profondeur pour ne pas rater ce beau moment de « vieillir » dans le déroulement de ma vie qui porte en elle l’odeur d’une grande liberté.
Vieillir, c’est aussi important que naître!
J’aime souvent comparer la personne que vous êtes et que je suis à une plante. La plante, elle pousse, elle grandit, elle fleurit, elle donne du fruit dans son milieu qui est le sien, le terreau qui est le sien.
Nous, les aînés, nous sommes à la phase de la maturation, du fruit partagé dans la transmission de nos valeurs, de la moisson à contempler avec émerveillement, avec action de grâces. Voilà un aspect positif du vieillissement : vivre vraiment ce qu’est l’action de grâce. Laisser la gratitude émerger de nos gestes, de nos regards sur soi et les autres. Vivre la reconnaissance trop souvent refoulée dans un placard.
Qu’on cesse de nous percevoir comme des gens en phase terminale et qu’on nous intègre dans une politique de transformation sociale essentielle dans notre milieu, en autant que nous-mêmes nous soyons convaincus que nous sommes à notre âge des investisseurs sociaux indispensables à l’avenir de la société.
Je dirais que notre société s’est appauvrie quand elle a chiffré le temps de la retraite. Rien de pire qu’une loi pour tuer la vie.
Le « vieillir » doit se vivre dans la continuité. C’est une faiblesse de notre société de croire que tout commence aujourd’hui au lieu de vivre en fidélité avec l’héritage reçu. Cet héritage reçu nous le portons dans nos bagages. L’ainé doit s’engager dans un processus de transmission intergénérationnelle.
Trop d’aîné(e)s s’installent sur la voie d’évitement et attendent ainsi la mort, la dernière tombée du rideau. Tout paraît avoir changé autour de nous et en nous naissent des inquiétudes, des peurs, des questions et même parfois des démissions.
Un premier constat : nous sommes conscients nous les aîné(e)s plus que les jeunes de ce que j’appelle un bousculement anthropologique qui fait que même nos capacités de voir, de saisir, de comprendre semblent ne plus tenir. Et c’est normal dans un monde où les changements sont tellement fréquents, les changements constants deviennent une manière de vivre. Et même comme aîné(e)s nous n’avons plus les mots pour dire notre tremblement intérieur devant ces changements qui nous bousculent. Jadis on pouvait affirmer telle chose, mais aujourd’hui notre langage semble impuissant, aussi bien au point de vue politique, au point de vue religieux et culturel. Nous pouvons parfois vive un désarroi et nous avons l’impression non pas d’avancer mais de régresser sans la fidélité à soi-même, et à ses valeurs.
Pour mieux assumer le monde d’aujourd’hui, il est bon en cette rencontre de porter un regard sur le monde que nous avons connu non pas pour le juger mais pour mieux le reconnaître et s’y engager avec la force de nos convictions humaines et chrétiennes.
Nous avons connu un monde de respect qui engendrait le silence, la soumission, où l’histoire de nos institutions, où les modes de vie selon un ordre disciplinaire conventionnel nous guidaient. Ce qui à nos yeux engendraient une stabilité, une permanence au niveau des engagements et d’une parole donnée.
Mais voilà que dans ce bousculement anthropologique nous assistons à une mutation globale qui occasionne une fracture, une brisure, une rupture entre ce qui a été et ce qui est aujourd’hui. Une rupture avec la souveraineté du sacré, des traditions et des coutumes.
D’une société rigide que nous avons connu nous avons peu à peu et parfois brusquement passé à une société flexible fondée sur l’information. Tout est médiatisé au risque parfois d’être souvent biaisé. Une information souvent plus subjective qu’objective. Une information filtrée à travers les lunettes de ceux et celles qui nous informent et qui peuvent faire de nous des proies faciles à déstabiliser.
Il n’existe plus de frontières et depuis le «mai 1968 à Paris», il est interdit d’interdire. Tout sert à la publicité même les choses les plus sacrées. Le sexe est un objet de consommation comme du « chewing gum ». Nous assistons au culte du naturel, du « cool », de la cordialité et de l’humour. L’affectivité s’exprime dans des gestes. La casquette à palette se porte partout même dans la douche et devient l’habit de gala de nos jeunes.
Tout cela a des conséquences dans l’âge du vieillissement qui est le nôtre. Tout cela a des conséquences, sans rien bouder, il faut accepter cette nouvelle façon pour la société de s’organiser, de s’orienter et cela dans une nouvelle façon de gérer les comportements d’aujourd’hui, avec moins de contraintes possibles, avec moins de coercition et plus de compréhension possible. Au lieu de dire « dans notre temps » où nous avons connu un monde où la réponse était donnée avant que la question soit posée, aujourd’hui, nous vivons dans un monde où la question est posée et la réponse est donnée par celle ou celui qui questionne. Ce qui donne à un déplacement dans la perception et le vécu des mêmes valeurs connues et vécus autrement.
C’est le temps des solidarités intergénérationnelles : rien ne peut se bâtir sans que nous prenions au sérieux ce rôle de transmission des valeurs que sont les nôtres, dans la fidélité à soi-même et pour affronter cette peur du lendemain dans les remous des jours où tant de vie sont à la dérive. Transmettre ce qui encore à cette étape notre vie nous fait vivre et qui peut apporter la vie à d’autres générations, en proposant et non imposant nos valeurs comme une manière de vivre. Dans tous les changements, prendre conscience des solides rapports intergénérationnels qui existent aujourd’hui et qui permettent une transmission intelligente et pertinente des valeurs. On dit qu’il faut dialoguer avec vos enfants et ça va se régler. Mais à quoi mène ce dialogue si on a pas de repères de part et d’autre, si on n’a plus de philosophie de vie, de cadre de référence, si on n’a pas de morale cohérente, si on n’a plus de mémoire, de distance pour aller au-delà des émotions du moment.
Plus que jamais a besoin de l’expérience de vie, de la sagesse des aîné(e)s. Les clubs de l’Age d’Or ne doivent d’aucune façon être un repli sur soi, mais au contraire un lieu de vie et de partage pour mieux nous convaincre comme groupe social qu’il faut créer des solidarités entre les générations.
Comme aîné(e)s, nous serons honnêtes dans notre rôle de transmission, si nous osons contester la société, cette culture, ces modes psychologiques du court terme où l’on passe d’une expérience à l’autre sans laisser mûrir une seule. Il faut éviter de tomber dans le piège du mépris de ce que nous avons vécu et de ce que nous avons été.
Une solidarité toute particulière m’interpelle par les temps qui courent où la jeune génération (les 20-30 ans) est confrontée à une détérioration environnementale sans précédent, à la fragilisation des diplômes, aux difficultés à l’emploi, à la précarité de l’embauche, à la vulnérabilité des acquis sociaux, aux pouvoirs impérieux et incessants de la technologie.
Comment nous les aîné(e)s pouvons-nous venir en aide à cette génération défavorisée à tant de point de vue?
Comment la jeune génération peut-elle apporter support et encouragement aux personnes comme nous?
C’est par le biais des grands-parents que s’effectuent les échanges entre les générations : le transfert des traditions et des valeurs.
C’est la confiance, la tendresse et la gratuité qui caractérisent le mieux la relation entre les grands-parents et les enfants et les petits-enfants.
Les femmes et les hommes de toutes les générations sont appelés à fonder la solidarité intergénérationnelle sur le dialogue respectueux et sur l’ouverture au changement, ce qui devrait conduire à la compréhension réciproque ainsi qu’à la transmission mutuelle de valeurs humaines.
Un aîné ou une aînée responsable doit faire au cœur de notre monde, ce changement réel et souvent inconscient afin de vivre son rôle social selon son âge de vie.
Nous sommes passés d’un monde où la personne, l’être humain que je suis que vous êtes se perdait dans l’ensemble, dans la globalité, dans le clan familial ou social à un monde où la personne s’est détachée de l’ensemble, de la tribu, du clan, de la fragilité de la famille.
Les institutions comme l’Église, l’école n’ont plus la force de donner des motivations, alimenter les désirs, les besoins, même le temps et les loisirs.
Du dressage autoritaire et mécanique nous sommes passés à la programmation optionnelle de la personne. Dans nos vies, jadis comme au restaurant, il y avait un menu, mais maintenant, nous vivons un comportement à la carte.
Aujourd’hui, c’est l’individu avant tout qui doit vivre le libre déploiement de sa personnalité intime, qui doit apprendre à légitimer la jouissance dans la libération des mœurs (l’hédonisme), qui doit apprendre à reconnaître les demandes personnelles et singulières, à moduler les institutions sur les aspirations des individus.
Ce sont les valeurs individualistes : vivre libre sans contrainte jusqu’à choisir sa manière de mourir. Voilà je dirais le fait social et culturel de notre temps.
L’individu a une identité propre qui motive tout, les actions sociales, religieuses et culturelles.
Par rapport ce que nous avons connu et vécu, nous vivons dans une société du vide, c’est l’apothéose de la consommation dans la sphère privée comme collective, c’est le triomphe de l’image jusque dans l’égo.
Quelqu’un a écrit c’est le vide en « technicolor » où il n’y a plus aucune idéologie politique capable d’enflammer les foules. La société postmoderne qui est la nôtre n’a pas d’idole, de tabou, plus d’image glorieuse d’elle-même, plus de projet historique mobilisateur à notre point de vue.
Dans cette étape de ma vie qu’est le « vieillir », le vieillissement, quelles sont les réactions de notre part? À partir de ce constat qui précède et qui est réaliste sans être négatif, il faut se dire que chaque civilisation a ses forces et ses faiblesses et ainsi aujourd’hui prendre le temps de se poser la question : «Qu’en est-il des valeurs qui sont miennes dans ce brassage, dans ce « whip cream?»
La conversion de tout mon être voulue et assumée : vieillir, ce n’est pas se retirer du monde mais c’est offrir une nouvelle lecture engageante de notre monde le bagage qui est le mien.
Une conversion en profondeur est mienne. J’emprunte le mot « conversion » au jargon religieux à cause de sa connotation qui nous renvoie à l’essentiel de la personne, sa dimension intérieure. Il n’est pas obligatoire d’être croyant ou croyante pour vivre cette conversion en profondeur, c’est l’aspect changeant qui m’invite à vivre le « vieillir » comme une conversion, une aventure inédite où tout est unique parce qu’assumé et non subi.
Le « vieillir » comme le moment unique de faire la boucle au cœur de nos vies personnelles. Si « vieillir » était le temps de découvrir en nous l’enfant qui a disparu et ainsi retrouver l’émerveillement qui peut nous permettre de voir le monde avec des lunettes nouvelles, comme le papi du début et de l’enfant.
Si « vieillir », c’était le temps de regarder vraiment en soi et autour de soi pour laisser vivre la beauté que nous avons mis en veilleuse trop souvent dans un monde froid où
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